CHAPITRE PREMIER
Le vingt-sept mai au matin, comme nous déjeunions, tristes et quasi muets en notre logis du Champ Fleuri, Franz nous vint prier de bailler congé à notre domestique afin de lui permettre d’assister au supplice.
— Tout le domestique ? dit mon père en haussant le sourcil.
— À l’exception. Monsieur le Marquis, de Margot et de Greta, lesquelles ont le cœur si piteux qu’elles abhorrent le sang, fût-ce celui du plus détestable criminel qui ait jamais rampé sur la surface de la terre…
Cette belle phrase dans la bouche de notre majordome m’eût étonné, si je n’avais pas su qu’elle avait été prononcée, dans son dernier prêche, par le curé Courtil.
— Et Louison ? dis-je.
— Monsieur le Chevalier, me dit Franz en me jetant un œil et en baissant les paupières aussitôt, Louison fait la sieste à cette heure-là…
— Et toi-même, Franz, iras-tu ? dit La Surie.
— Nenni, Monsieur le Chevalier, je demeurerai céans.
En sa pudeur, il ne dit pas pourquoi et nul de nous ne le lui demanda. Sauf exprès commandement de mon père, Franz ne s’éloignait guère de sa Greta qu’il aimait depuis quinze ans de grande amour. Cette constance plaisait fort à mon père, sans qu’il songeât à l’imiter. « Chez un majordome, disait-il, dès lors qu’il détient une autorité telle et si grande sur tant d’accortes chambrières, la fidélité conjugale est une émerveillable qualité. Songez aux zizanies qui accableraient ce logis, s’il en allait autrement ! »
— Le pauvre Faujanet ira-t-il aussi ? demanda encore La Surie.
« Pauvre » était prononcé « povre » à la périgourdine et exprimait l’affection plutôt que la pitié.
— Nenni, Monsieur le Chevalier, dit Franz, sa jambe cloche de mal en pis. Et il craint fort la cohue parisienne. En outre, comme bien vous savez, même céans, il est de glèbe plus que de ville et se sent perdu loin de son puits et de son potager.
— En ton absence, Franz, c’est à Poussevent que revient le commandement de la petite troupe, dit mon père. Mande-le-moi céans et les hommes aussi.
Ils vinrent tous les sept à la queue leu leu : le géantin cocher Lachaise et son valet d’écurie ; le cuisinier Caboche et son gâte-sauce ; Jeannot, notre petit vas-y-dire ; et fermant la marche, nos deux soldats, Pissebœuf et Poussevent, tous deux barbus, ventrus et musculeux.
— Mes bons enfants, dit mon père, j’entends bien que ce n’est point par méchantise que vous voulez ouïr ce misérable gémir dans les tourments, mais uniquement pour vous conforter du profond chagrin que vous a donné la meurtrerie de notre bon Henri. Mais, il y aura, autour de la roue, un grand concours de peuple avec la milliasse d’excès et de désordres qu’une foule exaltée engendre. Il faudra donc vous garder d’entrer en querelle, vous défendre contre les coupe-bourse et les tire-laine et protéger nos chambrières de l’impertinence des ribauds.
— Nous y mettrons bon ordre, Monsieur le Marquis, dit Poussevent d’un air vertueux.
— Et pendant que vous y êtes, mettez aussi bon ordre à vos propres conduites, poursuivit mon père. Je ne veux pas qu’un quidam vienne demain me faire des plaintes sur mes gens. Et oyez bien ceci. Dès que le supplicié aura perdu vent et haleine, point de flânerie ni de libation. Revenez céans tout de gob : Greta vous aura préparé un goûter.
Bien que nos gens fussent à nous si dévoués et si affectionnés, ma bonne marraine, la duchesse de Guise, trouvait à redire à leur petit nombre. « Pas plus de deux douzaines ! fit-elle un jour remarquer. – Dix-sept, pour être exact. – Dix-sept ! Cette parcimonie n’est pas digne de votre rang ! – Je ne mesure pas mon rang à cette aune, répliqua mon père. Ce n’est pas le nombre de nos gens qui compte, mais le service qu’ils vous rendent. Permettez-moi un exemple. On ne peut pas faire deux pas dans votre hôtel sans se heurter à un grand pendard en livrée, qui n’est planté là, les bras ballants, que pour la montre. Vous retrancheriez vingt de ces fainéants, vous ne seriez pas plus mal servie. – Me retrancher vingt de mes laquais ! s’écria la duchesse. Comme vous y allez ! Pour qu’on dise partout que je suis ruinée ! – Mais vous l’êtes ! – Que non ! La reine me renfloue, dès que je suis au bout de mes pécunes. – C’est donc que vous ne comptez pour rien vos dettes ! Je gage que vous n’en connaissez même pas le montant ! – Vous avez raison, et puisque vous m’y faites penser, je le demanderai dès ce soir à Monsieur de Réchignevoisin. – Le beau chambellan que vous avez là ! Il vous vole pour enrichir ce nain dont il est amoureux. Entre nous, comment pouvez-vous souffrir sous votre toit cette bougrerie-là ? – Oh ! Monsieur ! Cela ne compte guère ! Ce nain est si petit ! »
Comme Louison tardait à venir partager ma sieste, j’eus le loisir d’observer, par la fenêtre de ma chambre, le rassemblement de nos gens dans la cour. Les hommes furent là les premiers et se permirent, mais à voix basse, de petites gausseries sur nos chambrières qui, se parant et se pimplochant comme pour aller au bal, avaient le front de les faire attendre. Il ne m’échappa pas qu’ils se donnaient peine, dans leurs beaux habits, pour avoir l’air sombre et résolu, comme il convient à de loyaux sujets qui vont voir exécuter sentence sur un odieux régicide. Mais en même temps, ils ne pouvaient tout à fait dissimuler le plaisir qu’ils se promettaient d’être les témoins de ce mémorable événement, non plus que celui qu’ils auraient à le raconter, en y rajoutant, à leurs fils et à leurs petits-fils.
Ce contentement qu’ils laissaient percer sous leur mine solennelle augmenta encore, quand apparurent enfin dans la cour nos chambrières, si pimpantes dans leurs frais cotillons, le corps de cotte décolleté et les manches courtes découvrant leurs beaux bras nus.
— Allons ! dit Poussevent, la voix grave, mais l’œil pétillant, nous avons du chemin à faire jusqu’à la Conciergerie. Partons donc sans tant languir !
Combien caractéristique, à y penser plus outre, me parut le choix de cet itinéraire ! Car nos gens eussent pu rejoindre le gros de la foule devant l’Hôtel de Ville où étaient dressés les vastes et solides tréteaux sur lesquels la roue du supplice avait été très fortement arrimée, afin qu’elle résistât à la traction que quatre puissants chevaux feraient subir aux quatre membres du misérable afin de les arracher de son tronc. Mais que nenni ! Ils n’avaient rien voulu perdre ni manquer de l’affreuse procession qui devait, dans un tombereau, amener Ravaillac de la Conciergerie (où on l’avait serré, avec d’autres prisonniers, lesquels, tout criminels qu’ils fussent et d’aucuns même promis déjà à la corde, l’avaient honni et hué) jusqu’à Notre-Dame de Paris, où torche au poing, il devait faire amende honorable, et de là, à la Place de l’Hôtel de Ville, où tout serait mis en œuvre pour prolonger son supplice.
— Ha, Monsieur le Marquis ! dit Poussevent de retour au logis trois heures plus tard avec sa petite troupe, c’est miracle si le misérable put sortir de la Conciergerie sans être écharpé ! Malgré le grand nombre de gardes et d’archers qui l’entouraient, à peu qu’il ne fût mis en pièces par la masse du peuple qui se rua sur lui dès qu’on le vit, d’aucunes enragées femelles (dont les archers, vu leur sexe, se méfiaient le moins) parvenant même jusqu’à lui pour le griffer et même le mordre, et ceci dans un grondement de foule plus féroce que n’eût pu faire une centaine de lions. À la parfin, le tombereau s’ébranla, mais alors, ce fut bien pis, car des fenêtres, où d’antiques pécores s’étaient placées, n’osant s’aventurer dans cette masse de peuple, elles firent pleuvoir sur Ravaillac, avec d’horribles cris, je ne sais combien de pots de thym, de marjolaine et de basilic. Et fallait-il, Monsieur le Marquis, que ces Parisiennes eussent les tripes échauffées par la fureur pour sacrifier leurs pots bien-aimés, lesquels sont « tout le potager quelles ont », comme le pauvre Faujanet aime à dire. Tant est que le parricide eût été dépêché sur l’heure, si les bourreaux, dans leur prudence, ne s’étaient armés de grands boucliers pour le protéger.
— Et che protéger choi-même, dit Mariette dont la langue parleresse de commère auvergnate ne pouvait longtemps tenir en repos dans le clos de ses dents. Vu que les pots n’auraient pas choisi entre les crânes encagoulés des bourreaux et la tête de che monchtre d’enfer.
— Bref ! dit Poussevent en haussant la voix dans un effort pour ressaisir le dé du récit, le tombereau, fort bringuebalant sous la poussée de la hurleuse populace, parvint devant l’église de Paris où le misérable fit amende honorable, une torche à la main, en chemise et pieds nus.
— Pour che qui est de moi, dit Mariette, che n’ai point trouvé le Ravaillac en chemiche tant grand et muchculeux qu’on a dit, et pour chûr, point auchi fort compagnon que mon mari.
À cet éloge, Caboche sourit, mais sans mot piper pour la raison que vingt ans de vie conjugale, sollicitant ses oreilles bien davantage que sa langue, lui avaient inculqué la vertu du silence. Toutefois, son gâte-sauce assurait que, debout devant ses fourneaux, il conversait sans fin avec ses casseroles, leur demandant où en était la cuisson, si elle était trop vive ou trop rapide, et encore si les mets quelles cuisaient trouvaient les condiments à leur suffisance ou s’il fallait y rajouter.
— Et où prends-tu, ma commère, dit Poussevent, qu’il faille tant de force pour planter un couteau pointu et acéré dans le cœur d’un homme, vu que ledit cœur est si proche de la peau ! Nous disions, en nos guerres, que pour détourner un coup, mieux valait pourpoint de buffle que pourpoint de toile et mieux valait cotte de mailles que pourpoint de buffle, et mieux enfin valait cuirasse que cotte de mailles. Monsieur le Marquis, cela est-il point vrai ?
— C’est vrai, mais abrège, je te prie, Poussevent. Greta vous attend, table dressée dans la cuisine.
— Pour vous obéir, Monsieur le Marquis, dit Poussevent avec un salut.
Sur quoi Pissebœuf salua aussi, estimant, bien qu’il fût resté coi, que le commandement d’abréger s’adressait aux deux.
— Le gros de l’affaire, reprit Poussevent, se passa devant l’Hôtel de Ville sur l’échafaud qui portait la roue. Les bourreaux ayant retiré sa chemise à Ravaillac, l’y couchèrent dessus, nu comme un ver et lièrent bras et jambes fort écartés sur les rayons. Pendant ces préparatifs, le silence se fit comme par miracle dans le peuple qui se trouvait là, comme aussi chez les dames et les seigneurs qui étaient assis sur les gradins qu’on avait disposés devant l’Hôtel de Ville pour leur donner une bonne vue plongeante sur le corps du misérable.
— Chans nos Choldats, reprit Mariette, lesquels nous pouchèrent quachiment au premier rang, la vérité, ch’est qu’on n’aurait rien vu de l’affaire. Il y eut bien quelques faquins qui apportèrent des échaches pour se haucher au-dechus des autres, mais les voisins ne les chouffrirent pas et les firent choir auchitôt. Les plus heureux, voyez-vous, Monchieur le Marquis, furent encore les enfants que les pères juchèrent sur leurs épaules, car nul ne songea à les déloger, tant la chose parut naturelle à la populache.
Mariette disait « la populache » avec une petite grimace, jugeant qu’elle n’en faisait pas partie, servant dans famille noble depuis vingt ans.
— Comme je disais, reprit Poussevent, il y eut un grand silence, et du peuple, et de la Cour, pendant qu’on liait Ravaillac à la roue. Mais les choses changèrent, quand les bourreaux commencèrent à le tenailler aux mamelles, aux bras, aux cuisses, au gras des jambes, puis à verser sur les plaies vives de l’huile bouillante et du plomb fondu. Le misérable, à chaque nouveau supplice, criait comme possédé ! Et à ses cris répondaient aussitôt les huchements de détestation des bonnes gens qui se trouvaient là.
— Pour parler à la franche marguerite, dit Mariette, à la parfin, j’en avais achez, moi. Tant plus che monchtre d’enfer hurlait et tant pluch je me chentais partir en mésaise. Ma fé, je ne m’en chuis chortie qu’en me disant que ch’était bien le moins que le misérable pâtît les pires douleurs une heure ou deux chur chette terre, vu qu’il nous avait fait à tous tant de mal en nous rendant orphelins d’un chi bon roi.
— Ce qui, moi, m’est resté dans la gorge, dit soudain Lisette – laquelle, à la différence de nos autres chambrières, tiges solides issues des pays de France (ou d’Alsace comme Greta) était fleur du pavé parisien, pâle, malingre, mais le parler vif et précipiteux –, c’est que le peuple n’a pas voulu qu’on chantât à Ravaillac le Salve Regina, qu’il demanda juste avant qu’on l’écartelât à quatre chevaux, sachant bien que sa mort était proche.
— Comment cela ? Le peuple ne l’a pas voulu ? dit mon père. N’était-ce pas plutôt aux confesseurs d’en décider ?
— Ainsi firent-ils, Monsieur le Marquis ! dit Poussevent. Mais à peine eurent-ils entonné le Salve Regina que le peuple cria plus que devant qu’il ne voulait pas que le Salve Regina fût chanté et qu’il désirait de tout son cœur que le misérable allât droit en enfer comme Judas. Et comme les confesseurs hésitaient à discontinuer le chant sacré, les huchements reprirent de plus belle et d’aucuns sortant les couteaux, menaçaient même d’étriper les confesseurs, tout grands docteurs de Sorbonne qu’ils fussent… Tant est que ceux-ci se turent, étant dans le doute que les archers pussent résister à l’assaut de ces furieux.
— En quoi ces furieux furent bien peu chrétiens ! dit Lisette d’une voix douce et ferme. Je trouvai que là, on dépassait les bornes, comme aussi dans la longueur des supplices avant l’écartèlement.
— Mais c’est aussi, dit Poussevent, qu’on tâchait de lui faire avouer par les tourments, s’il avait des complices qui l’auraient incité à son infâme meurtrerie.
— Et les avoua-t-il ? dit mon père.
— Pas le moins du monde ! dit Poussevent en secouant la tête. Vu que j’étais au premier rang, je l’ai ouï de ces oreilles que voilà : « Je vous l’ai dit déjà, dit ce Ravaillac, et je vous le dis encore : il n’y a que moi qui l’ai fait. » Mais se peut, dit Poussevent, qu’on l’ait poussé à la meurtrerie par degrés sans même qu’il s’en aperçût. Et quant à la sorte de gens qui firent ladite poussée et qui ne furent pas de mesquine volée, j’ai comme un chacun ma petite idée de derrière la tête.
— Alors, dit mon père sur le ton du commandement, garde-toi de la faire passer devant ! Et vous tous ici, puisque l’occasion s’en présente, sachez bien ceci : il y a un temps où l’on peut dire tout haut sa pensée et un temps où il ne faut même pas penser ce qu’on pense.
*
* *
Mon chagrin, lors de la meurtrerie du roi, fut si violent que je passai quelques semaines avant de m’apercevoir qu’elle avait eu dans ma vie une conséquence qui, si insignifiante qu’elle parût au regard de la désolation de tout un peuple, n’était point pour moi négligeable. Henri mort, je me trouvai désoccupé. Comme on le sait, à part Sully, le feu roi avait peu fiance en ses ministres – ceux que, vu leur grand âge, on appelait les Barbons – et pour rédiger en langues étrangères les lettres secrètes qu’il adressait aux souverains des autres pays avant de se lancer dans sa grande guerre contre les Habsbourg, il avait fait appel à moi dans les derniers mois de son règne.
Le sentiment d’être, à dix-huit ans, fût-ce le plus petit auxiliaire d’un si grand roi, et dans des affaires de si grande importance, m’avait comblé de joie. Comme aussi le fait d’être si souvent appelé au Louvre et de pouvoir, avec la permission de Sa Majesté, visiter le dauphin Louis pour lequel j’avais conçu, trois ans plus tôt, un extraordinaire attachement.
Ce bonheur, cette joie, le sentiment de mon utilité me furent ravis, quand Henri tomba sous le couteau de ce forcené. Dans le vide qui, pour ainsi parler, se creusa en moi et autour de moi, je ne savais véritablement plus que faire de ma vie.
Assurément, je n’avais véritablement rien à attendre de la régente. Ce titre de « petit cousin » qu’en sa grande bonté le roi m’avait donné lors de ma présentation à la Cour, avait reçu de la bouche de Sa peu Gracieuse Majesté, une addition cruelle[1]. Mais à supposer même l’insupposable, à savoir qu’elle eût consenti à me donner quelque mission, je suis bien certain qu’étant donné la tournure que prenaient les choses, ni mon père ni moi n’aurions voulu que j’acceptasse un emploi qui m’eût amené à défendre une politique, en toute probabilité rigoureusement contraire à celle qu’Henri avait poursuivie.
Il est vrai que « les choses » de prime ne parurent pas tourner si mal. Le vingt-sept septembre, la duchesse de Guise, tôt le matin, ce qui nous étonna fort, nous vint annoncer la prise de Juliers par une petite expédition française aidée par les Hollandais, sans que les Habsbourg d’Autriche ni ceux d’Espagne n’eussent levé le petit doigt pour empêcher ce succès de nos armes.
Mon père me parut bien loin d’être aussi enthousiaste de cette victoire que Madame de Guise.
— Certes, dit-il (ce « certes » trahissait le huguenot converti), il vaut mieux que Clèves et Juliers soient dans les mains des luthériens d’Allemagne, nos amis, que dans celles des Habsbourg. Mais cette expédition, si elle conforte notre point d’honneur, n’est, dans la réalité des choses, que poudre aux yeux. Les Barbons qui conseillent la régente sont de rusés renards. Ils font mine, dans cette affaire, de poursuivre la politique anti-Habsbourg du feu roi, alors qu’ils sont bien d’accord avec la reine-mère pour en prendre le contre-pied. La chose est claire : nous allons avoir une régence ligueuse, papiste et espagnole. Et dites-vous bien que les Habsbourg le savent : sans cela, nous auraient-ils laissés prendre Juliers sans même battre un cil ?
— Monsieur, dit Madame de Guise en haussant le sourcil, cessez, je vous prie, vos discours séditieux. Ils me blessent l’oreille. En outre, ils ne sont plus à la mode qui trotte. Depuis que Marie a reçu la régence, il n’est plus question de faire la guerre aux Habsbourg, mais de nous marier avec eux. Ils ont à Vienne des petites archiduchesses et à Madrid des infants et infantes en bouton à ne savoir qu’en faire. Et quant à nous, nous ne faillons pas au Louvre en fils et filles de France. Qu’allons-nous faire, sinon les conjuguer ?
— Que m’apprenez-vous là ? s’écria mon père. Notre pauvre Henri est à peine froid dans sa tombe que déjà on tâcherait à forger des liens matrimoniaux avec les pires ennemis du royaume, ceux qui, sous Henri III et Henri IV, ont tant travaillé à semer la guerre civile en France dans le seul dessein de la démembrer ?
— Monsieur, dit Madame de Guise avec confusion, je vous en prie, oubliez mon propos, ma langue a parlé trop vite. De reste, le projet des mariages espagnols est encore dans les limbes. Oubliez-le, je vous prie. Pour l’instant, Madrid ne consent à nous donner pour le petit roi qu’une infante cadette. Or, nous voulons l’aînée. Nous ne voulons absolument qu’elle ! Nous ne traiterons pas à moins !
— L’aînée ou la cadette, gronda mon père, la belle affaire ! Je n’ai rien contre les petites infantes, mais ces huiles-là, jeunes ou moins jeunes, sortent du même pressoir et elles vont très à l’encontre des estomacs français. L’aînée ou la cadette ! Jour de Dieu ! Si c’est là tout le différend entre Paris et Madrid, le pape, qui sait l’art de tourner les salades, vous le va arranger en un tournemain.
— Ha, Monsieur ! Ne parlez pas ainsi du Saint-Père ! s’écria Madame de Guise. Votre fureur antipapiste me soulève le cœur ! On dit bien : le chien retourne toujours à son vomissement ! Car d’où vous viennent, je vous le demande, ces propos contre le pape, sinon de votre ancienne religion ?
— Madame, dit mon père avec un haut-le-corps et sa voix sonnant comme un fouet, si vous allez, après ce chien, me parler de caque et de hareng[2], je vous en avertis, je vous quitte la place !
Madame de Guise, à ouïr ce propos, rougit et ondula comme houle sous forte brise, puis se rapprochant de mon père à le toucher, elle s’empara avec vivacité d’une de ses mains et la serra avec force :
— Ha, mon ami ! dit-elle, la voix trémulante, et levant vers lui des yeux effrayés, comme si elle se demandait comment elle allait faire pour se hisser jusqu’au sommet de ce roc escarpé qui la dominait de si haut, je serais bien sotte…
— Assurément vous l’êtes, dit mon père entre ses dents.
— Je serais bien sotte, poursuivit-elle en feignant de ne pas ouïr afin de ne pas s’encolérer, et bien imprudente aussi de vous fâcher, alors que j’attends de vous, présentement, des marques particulières de votre affection…
Cela fut dit avec un air de naïveté, à la fois vrai et joué et un petit brillement, lui aussi très particulier, de son œil pervenche. Ce mélange fit quelque effet sur mon père, car son corps perdit de sa raideur et se penchant vers Madame de Guise qui levait vers lui un regard apparemment si soumis, il dit d’un ton plus doux :
— Madame, n’est-il pas absurde que vous ayez du goût pour ce chien que voilà, alors même que vous détestez ce que vous appelez son relent hérétique et qui n’est, en fait, que fidélité au feu roi et aux grands intérêts du royaume ? Mais cela, je le crains, vous ne l’entendrez jamais. Aussi bien, faisons un bargouin, voulez-vous ? Vous ne parlerez plus de « chien » ni de « caque » et moi, je ne vous dirai pas que les sanglots bruyants et publics par lesquels le pape a déploré à Rome la mort de notre Henri, m’ont fait l’effet de ces larmes que l’on prête aux crocodiles.
— Mais quelle horreur ! s’écria la duchesse en lâchant sa main et en levant en l’air ses bras potelés, ma fé ! Quelle méchantise de penser cela de Sa Sainteté ! Et qui pis est, de le dire !
Toutefois, elle ne protesta pas plus outre, car mon père, souriant dans sa moustache de lui avoir lancé ce dernier trait, venait de la prendre dans ses bras. Quant à moi, me glissant hors aussitôt, je gagnai le cabinet d’études où m’attendait mon maître de latin, Monsieur Philiponneau.
Je revis toutefois notre tendre visiteuse au dîner, sur le coup de onze heures, notre logis, à la différence de l’hôtel de Guise, étant bien réglé en ses horaires. Ma marraine paraissait fort satisfaite de sa matinée et fut, comme en ses meilleurs jours, gaie et gaillarde, pétulante en ses manières, drue et verte en son langage.
Étant une proche amie de la reine, elle la voyait tous les jours et nous racontait sur le Louvre bon nombre d’anecdotes que j’oyais d’une oreille avide, surtout quand il s’agissait du petit roi.
— Figurez-vous, dit-elle, que le lendemain d’un jour où il avait été fouetté sur l’ordre de la reine, le petit roi entra dans ses appartements. Aussitôt, comme l’exige l’étiquette, la reine se leva et lui fit une profonde révérence. Louis dit alors d’une voix basse, mais bien distincte : « Pas tant de révérences et un peu moins de fouet ! »
Là-dessus, Madame de Guise s’esbouffa.
— Je ne sais, dit mon père, si la chose vaut la peine qu’on en rie. Les pires conflits se trouvent là en germe. Dans le principe, il est le roi et elle est sa sujette. En fait, elle détient tous les pouvoirs sur lui, et comme régente, et comme mère. Et elle en use, je vous le dis entre nous, sans discernement. J’ai ouï l’autre jour qu’elle l’avait puni, parce qu’il l’avait heurtée en passant. Il s’excusa aussitôt, mais elle ne voulut pas croire que c’était par mégarde. Et il fut fouetté. Et fouetté, non sur l’heure, mais le lendemain à l’aube, comme cela s’est fait depuis le début en la maison dont il est réputé le roi. À mon avis, ce châtiment à retardement dépasse les bornes de l’odieux. Imaginez, m’amie, comment le pauvret passa le reste de la journée – et de la nuit – à attendre ce fouet qu’il n’avait nullement mérité.
Mariette apportant un plat et le posant sur la table, avec des airs gourmands, la conversation s’interrompit et ne reprit que lorsque la bavarde eut refermé l’huis sur elle.
— Que voulez-vous, mon ami ? dit Madame de Guise avec un soupir, la reine n’est guère affectionnée à ses enfants, sauf peut-être à Gaston. Elle aime être grosse, assurément, mais dès que le fruit tombe de l’arbre, c’est elle qui s’en détache. Mon pauvre défunt cousin (c’est du feu roi que Madame de Guise parlait ainsi) le lui reprochait assez. Quand l’un d’eux était malade, peu lui chalait. « Qu’on le saigne ! » disait-elle, la mine dégoûtée et sans même bouger son auguste cul pour l’aller voir.
— Madame, dit mon père, ce mot-là en parlant de la reine !
— Mais qu’est-ce ? dit Madame de Guise, en levant la tête de ses viandes, mi-riant mi-fâchée, suis-je céans chez la marquise de Rambouillet ? Cette funeste bégueule nous va-t-elle longtemps persécuter ? Ne pourrais-je d’ores en avant prononcer ce bon vieux mot de notre langue sans que, sur son commandement, on sourcille autour de moi ? Que veut dire cette tyrannie-là ? Un mot est un mot et un cul est un cul ! Le sien est-il si différent du nôtre qu’il ne soit pas nommable ? De tous ses emplois n’en est-il pas un qui se rappelle de temps en temps à son plaisant souvenir ? Que je plaindrais le pauvre Charles s’il n’en était pas ainsi ! Il est vrai, dit-elle en riant, que Charles s’intéresse surtout à ses chevaux. Il aime les croupes plus que les culs…
— Vous récidivez, Madame ! s’écria mon père.
Mais cette fois, il rit à gueule bec et moi aussi.
— Pour en revenir au roi, dit Madame de Guise, heureuse et comme fiérote de nous avoir divertis, c’est assurément un garcelet qui doit avoir bon cœur. Mais il est timide, il bégaye, il n’arrive pas à aligner deux mots, et surtout, il perd son temps à des riens, ne se plaît qu’à de petites tâches manuelles, fait le maçon ou le jardinier et pour tout dire, je suis de ceux qui le tiennent pour un enfant enfantissime…
— Ha, Madame ! m’écriai-je avec vivacité, permettez-moi là de vous contredire. Louis écoute tout ! Il observe tout sans faire mine ni semblant et s’il se tait, c’est crainte qu’il lui en cuise de sa franchise. Mais il n’oublie rien et surtout pas qu’il est le roi. En outre, il est déjà très entendu aux choses militaires.
— Cela est vrai, dit Madame de Guise. Savez-vous que lorsque Juliers se rendit à nos armes, Louis se fit tout expliquer sur le siège. Et quand on en eut fini, il s’écria : « C’est moi qui ai pris la ville ! » Parole bien naïve, ne trouvez-vous pas ?
— Parole de roi ! dit mon père. Louis sait bien qu’il était dans son Louvre quand Juliers fut conquise. Il n’empêche ! C’est une victoire de son règne et, hautement, il la revendique.
— Mais le plus amusant de l’affaire, poursuivit Madame de Guise (que les « arguties » de mon père laissaient de glace), c’est que, recevant quelques jours plus tard un seigneur espagnol qui faisait partie de la suite du duc de Feria, Louis se fit un plaisir, s’étant fait apporter un plan de Juliers, de lui expliquer par le menu la façon dont les Français et les alliés s’étaient emparés de la place. N’était-ce pas du dernier comique ! Adresser ce discours à un Espagnol ! Peut-on être à ce point innocent !
— Madame, dit mon père gravement, ce n’était pas, de la part de Louis, innocence. Détrompez-vous ! Vous pouvez être bien assurée qu’il y mettait malice. Et cette malice-là est tout entière dans la manière de notre défunt roi. Comme aussi le fait de parler à tous les gens que Louis rencontre sur les chemins, quand il chasse.
— Que nenni ! Que nenni ! dit Madame de Guise. Je le décrois ! Juliers expliqué à un Espagnol et à un Espagnol proche de l’ambassadeur ! Nenni, ce n’était pas malice, mais innocence ! De reste, que penser d’un garcelet qui passe tout son repas à jouer du tambour avec un couteau sur la table, sur la vaisselle, sur les gobelets et sur sa propre assiette ? Non, non, vous dis-je, un enfant, un enfant enfantissime !
— Mais Madame, reprit mon père, trahissant quelque impatience à ouïr sur Louis ce refrain déprisant qu’on chantait, non sans arrière-pensée, dans l’entourage de la régente, pour ce qui est de battre du tambour sur le couvert, Pierre-Emmanuel l’a fait aussi et il n’avait pas neuf ans, mais douze.
Là-dessus, Madame de Guise oublia tout à trac l’objet même du débat, et m’envisagea en silence, répandant sur moi la lumière de ses yeux pervenche.
— Mais j’espère bien, dit-elle, que mon Pierre-Emmanuel, tout sérieux et savant qu’il soit, restera jeune et joueur sa vie durant. Toutefois, mon beau filleul, reprit-elle après un silence, vous avez, si je ne m’abuse, dix-huit ans. Il faudrait songer à vous marier.
Autre refrain ! pensai-je et je me sentis saisi d’une profonde tristesse. Non point à cause de l’idée même du mariage, mais parce que je me souvins que Madame de Guise avait évoqué pour la première fois le sujet, au cours d’un trajet en carrosse dans Paris, trois heures à peine avant que notre Henri fût assassiné.
— Je vous vois soudain fort mélancolique, reprit Madame de Guise. Dirait-on pas qu’on vous demande de mettre la tête sur le billot ? Et croyez-vous que j’irais déterrer un laideron dans les provinces pour que vous fassiez souche avec elle ? Que nenni ! Sachez que j’aimerais être fière de mes…
Elle allait dire « de mes petits-enfants », mais elle se reprit :
— De vos fils et de vos filles, afin que la beauté que l’on voit dans votre famille, mon Pierre, se puisse par vous perpétuer.
— Madame, dis-je avec un petit salut, je vous suis profondément reconnaissant des sentiments que vous faites paraître à mon endroit. Mais, pour vous parler à la franche marguerite, je me trouve trop jeune pour me marier.
— Trop jeune ? répondit Madame de Guise. Il y a bientôt six ans que vous coqueliquez avec cette abominable Toinon.
— Madame, dit mon père, vous êtes en retard d’une amourette. Il ne s’agit plus de Toinon, mais de Louison.
— Toinon ou Louison, reprit Madame de Guise peu importe ! Ce sont là amoureuses de basse volée dont un gentilhomme peut se contenter, comme on grignote un quignon de pain sur le bord d’un talus, après une partie de chasse. Mais à votre âge, mon Pierre, et bien né comme j’ose dire que vous l’êtes, reprit-elle en jetant un œil à mon père, il faut aspirer à plus de grandeur.
— Madame, dit mon père qui, voyant mon embarras, volait à mon secours, avez-vous des candidates qui répondraient à ces aspirations ?
— J’en avais deux. Mais la première, Mademoiselle d’Aumale, parle d’entrer au couvent à l’indignation générale.
— Pourquoi cette indignation ? dit mon père.
— Parce quelle avait dans sa corbeille, outre une grosse fortune, un titre de duc.
— Comment cela ?
— Vous vous souvenez sans doute qu’Henri avait déchu le duc d’Aumale de son titre pour avoir refusé de se rallier à lui après la prise de Paris. En revanche, il avait promis à Mademoiselle d’Aumale de relever le titre pour son futur mari, pour peu que celui-là reçût son agrément.
— Exit donc Mademoiselle d’Aumale ! dit mon père. Quelle serait, Madame, votre seconde candidate ?
— Mais, Mademoiselle de Fonlebon, bien sûr.
Mon père me jeta un œil et dit d’une voix unie :
— Je connais son histoire.
— Mais vous ne la connaissez pas toute ! dit ! Madame de Guise avec feu. La voici ! Le prince de Condé, franchissant la frontière, cloître sa Charlotte à Bruxelles. Et dans le Louvre désert, notre Henri verse des torrents de larmes. Cependant, allant voir la reine, il se trouve nez à nez avec une de ses demoiselles d’honneur, Mademoiselle de Fonlebon et il n’en croit pas ses yeux : c’est quasiment le sosie de la princesse. Une sorte de petite pouliche blonde aux yeux bleus devant laquelle tous les hommes se mettent à hennir.
— Madame, dis-je avec véhémence. Mademoiselle de Fonlebon mérite mieux que cette description.
— En effet, dit Madame de Guise, échangeant un regard avec mon père. La suite le prouve. Car notre vieil étalon hennissant fait à la garcelette une cour à la soldate, et si j’ose m’exprimer ainsi, porte carrément la main à ses rondeurs…
— Je ne connaissais pas ce trait, dit mon père. Il me semble qu’il va véritablement dans l’excès.
— Cela y va, en effet. Mais la petite Fonlebon, à la différence de Charlotte de Condé, n’est pas, comme dit votre Mariette, une ambivichieuse. La demoiselle d’honneur a vraiment de l’honneur. Tremblant pour sa vertu, elle s’affole, elle s’enfuit, court se jeter aux pieds de la reine, lui dit tout. Marie la presse sur ses vastes mamelles…
— Madame ! dit mon père.
— … la remercie de sa franchise, l’assure de sa gratitude, de sa protection et d’une dot, quand elle se mariera et l’expédie en Périgord tout de gob dans la châtellenie de son grand-père. Que désolant dut être ce voyage ! Paris, la Cour, le Louvre, les bals, les fêtes et je ne sais combien de candidats à sa jolie menotte, notre pauvrette quitte tout ! Et je vous passe les routes défoncées, les pluies diluviennes, les péages, les auberges puceuses et quand elle parvient enfin au vieux nid crénelé de ses ancêtres, c’est pour y trouver son grand-père quasi au grabat. La petite Fonlebon a bon cœur. Elle l’accole, elle le baise, elle le soigne. Et au bout d’un mois l’aïeul meurt, rasséréné, et lui lègue tout. Et ce tout n’est pas rien ! Le vieux chiche-face avait furieusement amassé sa vie durant. Pendant ce temps, à Paris mon pauvre cousin est assassiné. La reine n’oublie pas sa demoiselle d’honneur. Elle lui fait écrire et la petite Fonlebon accourt, aussi sage que belle, aussi belle que bonne et, ce qui ajoute encore à ses attraits, fort riche. Que vous faut-il de plus, mon beau filleul ?
— L’aimer.
— Quoi ? s’écria Madame de Guise, battant l’air de ses bras et l’œil bleu noircissant en sa fureur, misérable coquelet ! Vous avez le front de me dire que vous ne l’aimez pas ! Vous qui lui avez fait à Paris une cour effrénée !
— Madame, dis-je, j’ai parlé deux fois à Mademoiselle de Fonlebon dans ma vie et chaque fois dix minutes. Lors d’une course à la bague, sous l’œil épiant de Madame de Guercheville, ayant découvert que nous étions cousins ; et une deuxième fois au Louvre alors qu’elle l’allait quitter, sanglotante, pour les déserts du Périgord. C’est alors qu’ému par sa beauté et son chagrin, je lui dis que, si j’avais l’occasion, l’été venu, de visiter mon aïeul, le baron de Mespech dans le Sarladais, je pousserais à cheval jusqu’à son logis pour la voir. À cela, Madame, s’est bornée ma cour effrénée.
— Si cela est vrai…
— Mais c’est vrai, Madame !
— Eh bien, si cela est vrai, il serait donc constant, dit Madame de Guise, se calmant par degrés, que vous la connaissez assez peu. Eh bien, épousez-la. Vous la connaîtrez davantage ! Ha, mon Dieu ! s’exclama-t-elle en jetant à sa montre-horloge un œil bleu et myope. Deux heures ! Je dis bien, deux heures ! Dieu du ciel ! Et la régente m’attend déjà depuis une demi-heure en son Louvre. Or sus ! Mon beau filleul ! Courez dire à mon cocher que nous partons sur l’heure ! Que dis-je sur l’heure, à la minute !
Quand ma bonne marraine se fut envolée dans un grand tournoiement de son vertugadin, mon père se rencogna dans sa chaire à bras et demeura coi, paraissant goûter, comme moi-même, le retour du silence. Ce n’est qu’au bout d’un assez long moment qu’il dit, mais à mi-voix, comme si après tant d’éclats, il préférait les chuchotements.
— Madame de Lichtenberg occupe-t-elle toujours autant vos pensées ?
— Oui, Monsieur, dis-je sur le même ton. Et j’ai bon espoir, maintenant, de la revoir. Il semblerait, d’après sa dernière lettre, qu’elle aperçoive la fin de ses problèmes de succession à Heidelberg et quelle envisagerait de revenir à Paris.
— Est-ce là la raison pour laquelle l’évocation de Mademoiselle de Fonlebon vous a laissé de glace ?
— Point tout à fait de glace, Monsieur mon père, dis-je. Et permettez-moi de vous dire ce que pour un empire je n’aurais voulu confier à ma bonne marraine : je trouve Mademoiselle de Fonlebon fort à mon gré à tous égards. Et ce que Madame de Guise vient de nous conter de sa bonté à l’égard de son grand-père n’a fait qu’ajouter à l’estime où je la tiens.
À ces mots, mon père me regarda avec attention, laissa tomber un silence et dit, après avoir quelque peu hésité :
— Alors, où en êtes-vous ?
— Eh bien, dis-je au bout d’un moment, outre que je n’aimerais pas porter à Mademoiselle de Fonlebon un cœur qui ne soit pas tout rempli d’elle, me marier ne me semble pas présentement le plus urgent de mes devoirs.
— Et celui-là, quel est-il ?
— Monsieur mon père, vous avez servi Henri dans les dents des plus grands périls. J’aimerais être pareillement utile à son fils.
— Je vous approuve, certes, mais la chose ne sera pas facile. Il faudrait d’abord parvenir jusqu’à lui ! Et c’est bien là le hic ! La régente monte bonne garde autour du petit roi. En fait, elle n’apprécie guère les dévouements et les fidélités qui ne s’adressent qu’à lui. Elle y voit pour elle et pour son règne, qu’elle voudrait peut-être éternel, une sorte de menace.
*
* *
Comme il peut paraître étonnant que j’aie préféré aux perfections de Mademoiselle de Fonlebon une femme qui, comme la Gräfin von Lichtenberg, avait le double de mon âge, je voudrais revenir sur le portrait que j’ai esquissé d’elle dans le premier tome de ces Mémoires, afin peut-être de faire entendre aux lectrices les plus sceptiques la sorte de fascination qu’elle exerçait sur moi.
Madame de Lichtenberg était grande et majestueuse, ronde mais sans embonpoint, un visage que nos poupelets de cour n’auraient pas trouvé beau, parce que les traits n’en étaient pas réguliers. Mais à mes yeux, cette irrégularité était rachetée, si tant est qu’elle eût besoin de l’être, par une bouche sensible, des yeux noirs méditatifs et un grand front qui n’était point gâté par cette frange clairsemée de sottes petites boucles qu’affectent nos élégantes, mais, bien au rebours, mise en valeur par le fait que ses cheveux noirs, drus et abondants, étaient rejetés en arrière.
Je n’ai jamais vu à la Cour de France qu’une seule femme coiffée ainsi : la reine. Et il est constant que cette coiffure a de la dignité, parce qu’elle dégage le front. Mais à mon sentiment, tant vaut le front que valent les yeux et, par malheur, chez la reine, ils étaient pâles, à fleur de tête, et surmontés de sourcils sans couleur et quasi invisibles. Si bien que l’ampleur de son os frontal ne réussissait pas à donner de l’esprit à cette physionomie à la fois molle et dure. Il était large, certes, mais comme celui d’un bovin. On n’y lisait que de l’obstination.
Chez la Gräfin, le front était souligné par des sourcils noirs bien dessinés, et s’embellissait encore du feu de ses prunelles, lequel, couvant, luisant, ou jaillissant en soudaines flammes, attestait l’intensité de sa vie intérieure, comme aussi faisait sa bouche, toujours expressive, même au repos. Le regard pouvait être incisif, la parole nette, la bouche ferme, mais pour peu que la Gräfin se sentît en confiance, aimée et respectée, ses yeux et ses lèvres pouvaient s’abandonner quasi à son insu à des promesses infinies, quoique encore voilées et retenues.
Elle était une fort haute dame en son pays, étant proche parente de l’Électeur palatin, toutefois aimant Paris où elle possédait un bel hôtel rue des Bourbons, elle y séjournait la plupart du temps, mais sans toutefois paraître à la Cour, pour ce quêtant veuve, elle n’avait pas de goût pour les vanités du monde et ne se sentait pas non plus fort à l’aise dans le nôtre, étant protestante. Henri qui la protégeait et qui, sans doute, l’utilisait aussi dans sa diplomatie secrète (maintenant des liens très étroits avec les princes luthériens d’Allemagne) me l’avait donnée comme maîtresse d’allemand – emploi bien peu en rapport avec son rang et sa fortune. Dès que je la vis, et je la vis pour mes leçons deux ou trois fois la semaine, je m’épris d’elle à la fureur. Mais, que dire ici que ma belle lectrice n’entende avant même que je n’ouvre la bouche ? la maturité de la Gräfin – cette arrière-saison toujours si attrayante chez les femmes – n’était à mes yeux qu’un charme de plus.
Mais puisque j’explique ici, en même temps que mes songes, le quotidien de ma vie, je dirais qu’au rebours des propos déprisants de Madame de Guise je n’ai jamais considéré Toinon et après elle Louison, comme « des quignons de pain qu’on grignote sur le bord d’un talus ».
C’était là parole de duchesse envieuse de l’insolente jeunesse de femmes roturières. Mes chambrières, ou comme eût dit Toinon, mes soubrettes, n’étaient pas « nées » en effet, mais leur non-naissance ne les empêchait pas d’être présentes, tièdes et tendres, dans mes bras. Et pour Toinon qui fut la première à m’apprendre les complaisances et les enchériments, j’avais conçu un attachement qui ne me devint sensible que par le chagrin que j’éprouvai quand elle me quitta. Mais enfin, il ne m’échappait pas que l’une et l’autre ne m’avaient appartenu que parce qu’elles étaient pauvres et sans qu’elles eussent eu véritablement le choix. Cela ne veut pas dire qu’elles y allassent à contrecœur. Toinon, avec son bon sens populaire, avait excellemment résumé son service : « Je me trouve bien céans, Monsieur. Peu à faire et rien que de plaisant. »
Ma Gräfin – si du moins j’ose dire « ma » – avait de l’esprit, de la lecture, un grand usage du monde, une morale scrupuleuse, la connaissance éclairée des problèmes de la vie, et, contenu, retenu, bridé mais présent, un grand frémissement de générosité.
La splendide aura qui l’entourait m’éblouissait de si haut que, béjaune que j’étais, je la croyais inaccessible, tant je me sentais au-dessous d’elle, incapable que j’étais d’entendre qu’elle se sentait, elle, au-dessous de moi, en raison de son âge et du mien. Toutefois, quand elle partit pour Heidelberg pour régler la succession de son père, nous étions en train de comprendre par une sorte de lent et délicieux progrès que les distances qui nous séparaient n’étaient pas aussi infranchissables que nous l’avions cru.
C’est dire si j’avais accueilli avec transport son projet de revenir vivre à Paris, mais après ce qu’avait dit Madame de Guise sur le retournement de notre politique vis-à-vis des Habsbourg, je commençais à redouter qu’une étrangère de confession luthérienne ne fût peut-être pas persona grata aux yeux de nos nouveaux maîtres. En fait, mes craintes de lui voir interdire notre territoire devinrent plus vives encore au cours d’un entretien que nous eûmes avec Pierre de l’Estoile en notre logis du Champ Fleuri, car les faits qu’il nous rapporta, toujours puisés aux meilleures sources, jetèrent sur la situation du royaume un jour qui ne laissa pas de m’inquiéter en tant que Français, certes, mais aussi en tant qu’amant.
Cette journée qui finit si mal pour moi avait pourtant commencé dans la gaîté. Car tandis qu’elle nous servait le déjeuner, Mariette nous régala d’une de ces histoires miraculeuses qu’elle recueillait avec zèle de la bouche des commères du quartier, quand ses deux grands paniers arrondissant ses vastes hanches de dextre et de senestre, elle allait à la moutarde, suivie et protégée dans nos rues périlleuses par Pissebœuf et Poussevent.
— Monchieur le Marquis, dit-elle à son retour, j’ai à vous conter, ch’il vous plaît de m’ouïr, un grand miracle que je tiens pour chûr, vu que ma commère le tient du curé de cha paroiche.
— Parle, parle, Mariette, dit mon père avec sa coutumière bonhomie.
— Dans le quartier de Hulepoix vit une fille nommée Pérrichou qui est vierge et pucelle.
— N’est-ce pas déjà étonnant qu’elle soit les deux ? dit La Surie.
— Et chette fille, dit Mariette, resta vingt-sept jours chans picher.
— Pisser, sans doute ? dit La Surie.
— Ch’est bien che que j’ai dit : picher.
— Vingt-sept jours, dit mon père, et elle n’en mourut pas ?
— Nenni.
— C’est déjà un premier miracle, dit mon père.
— Poursuivez, Mariette, dit La Surie.
— Elle avait le ventre dur comme pierre et chouffrait les nonante tourments de l’enfer.
— Nonante ? dit La Surie. Je ne savais pas qu’il y eût tant : voilà qui fait réfléchir !
— Poursuis, Mariette, dit mon père.
— Par bonheur, Monchieur le Marquis, un bon père jésuite pacha en sa rue, lequel, oyant des cris déchirants, et instruit du pourquoi de la chose, chuchpendit au cou de la garcelette une relique de saint Ignache de Loyola, bien chellée et cachetée, laquelle devait chûrement guérir la pauvrette de son mal, pour peu qu’elle promît, la veille des fêtes, de jeûner, de se confecher et de communier. La garchelette promit et bien elle ch’en trouva, car tout choudain elle picha, picha, picha que ch’était un vrai torrent qui chortait d’elle !…
— C’était bien le moins après vingt-sept jours de rétention, dit mon père. La grand merci à toi, Mariette, de nous avoir appris ce beau miracle.
— On l’appelle le miracle picheux, dit Mariette, et il est chélèbre dans tout le quartier de Hulepoix. On l’a même imprimé.
— Toutefois, Mariette, dit La Surie, tu devrais te rappeler que feu le père Ignace de Loyola n’est pas encore saint. Il n’est que béat.
— Je m’en chouviendrai, Monsieur le Chevalier, dit Mariette.
Pierre de l’Estoile, qui fut notre hôte ce jour-là, était de robe, quoique allié dans sa famille à quelque noblesse, honnête bourgeois parisien bien garni en pécunes (mais le cachant) et assurément plus fidèle à son roi et à la nation que bien des ducs que je pourrais citer. Il avait vendu sa charge de grand audiencier quelques années auparavant, mais conservait au Parlement et à la Cour un grand nombre d’amis, tant est que rien ne se passait au Palais et au Louvre qu’il ne sût. Mon père lui portait une grande amitié et ne laissait pas non plus de trouver son commerce des plus instructifs, bien que coloré du pessimisme le plus noir quant à son sort personnel et à l’avenir du royaume. Il faut dire que l’humeur de Pierre de l’Estoile qui, de tout temps, avait été mélancolique (jusqu’à ne pas vouloir être enterré dans l’église de sa paroisse parce qu’il la trouvait trop sombre) s’était muée en désespérance infinie depuis la mort du roi, alors même qu’en bon Gaulois, il n’avait pas manqué, tout en l’aimant, de dauber sur Sa Majesté, quand nous avions encore le bonheur de l’avoir parmi nous.
Dès la première bouchée de notre dîner (qu’il avala de bon appétit), l’Estoile nous annonça d’entrée d’un air chagrin que cette fois c’était bien fini, qu’il était ruiné (ce qui était faux) et qu’il se rapprochait à grands pas de la mort (ce qui, hélas, se vérifia quelques mois plus tard).
Quant à notre pauvre désolée France, elle ne se trouvait pas en meilleur point que lui, étant livrée au gaspillage le plus éhonté de clicailles et à deux doigts d’être taillée et démembrée par ses ennemis. Toutefois, en cette diatribe, il demeurait fort prudent, passant du français au latin dès que Mariette entrait dans la pièce pour nous apporter un plat.
Quant à son physique, que je le dise enfin, notre ami avait fort peu à se glorifier dans la chair, étant courbé, rabougri, et le visage sillonné de rides profondes, mais l’œil vif, aigu, parfois égrillard, quand il citait ces vers et chansons dévergognés dont les Parisiens sont si friands. L’Estoile, lui, précisait qu’il n’en faisait état que comme témoignage sur les mœurs du temps.
— C’est un bien curieux gouvernement que celui de (Mariette venait d’entrer dans la pièce) istius mulieris[3]. Il y a le Conseil de régence institué par notre défunt roi. Et celui-là comprend les princes du sang, les ducs et pairs, les maréchaux et le cardinal de Joyeuse. C’est un Conseil que je dirais de faste et de mine. On y discourt beaucoup, mais quand on prend une décision, elle n’est presque jamais exécutée. Plus agissant est le Conseil secret que j’appelle, quant à moi, le Conseil de la petite écritoire. Il est composé d’une poignée de gens : les Barbons, le procureur Dolé qui est l’avocat de la régente, le père Cotton, plus douceret et chattemite que jamais…
— Vous n’aimez pas les jésuites, Monsieur ? dit La Surie d’un air innocent.
— J’aimerais fort les jésuites français, dit Pierre de l’Estoile après avoir attendu que Mariette fût sortie de la pièce, s’ils étaient des loyaux sujets du roi de France. Mais ils sont, hélas, tout donnés et dévoués au pape et au roi d’Espagne. En outre, je ne goûte guère que le père Cotton tienne notre petit roi une grosse heure à confesse… Avec Henri, elle durait cinq minutes. J’en conclus que ce Cotton-là abuse du jeune âge de Louis pour l’encottonner et lui tirer les vermes du nez.
— Dieu merci, dit mon père, il perd son temps. Bon sang ne saurait mentir. À mon sentiment, Louis est déjà aussi anti-espagnol qu’on peut l’être. En outre, dès lors qu’il n’est pas en confiance, il se ferme comme une huître. Mais, poursuivez, de grâce, mon ami.
— Où en étais-je ?
— À la composition du Conseil de la petite écritoire.
— Je reprends : les Barbons, Dolé, le père Cotton, le nonce du pape, l’ambassadeur d’Espagne.
— Quoi ! s’écria mon père avec la dernière véhémence, le nonce du pape ! L’ambassadeur d’Espagne ! Des étrangers siègent au Conseil qui gouverne la France ! Pauvre malheureux pays déjà vassalisé ! Et pauvre Henri qui avait tant à cœur les intérêts de ce royaume ! Que ne peut-il sortir de sa tombe pour mettre fin à cette trahison !
— Je n’ai pas terminé, dit l’Estoile. Le pire est encore à venir. Siègent encore au Conseil de la petite écritoire Leonora Galigaï et Concino Concini…
— Leonora et Concini ! s’écria mon père. Véritablement, j’étouffe ! Les mots me manquent ! Cette fille de néant ! Ce louche aventurier ! Et les décisions de cet infâme Conseil ont force de loi !
— Pas toujours. Car après chaque séance, la reine consulte encore Dolé, Leonora et Concini, et change parfois, selon leurs avis, les décisions qui viennent d’être prises. Ce qui rend les Barbons furieux, mais ils n’osent s’en plaindre qu’à mi-bouche.
— Que ne démissionnent-ils ? s’écria alors La Surie, au lieu de se faire les complices de cette triste palinodie ! Ils devraient entendre qu’ils ne sont plus des ministres, mais des valets… Et qu’en fin de compte, ce sont les trois favoris qui gouvernent.
— Il n’y en a pas trois, dit l’Estoile en levant la main. L’avocat Dolé ne compte pas. Il n’est là que pour donner une apparence légale à l’illégalité. Concini compte assurément, mais comme bouclier et mari de la Leonora. C’est elle, la vraie, la seule favorite, possédant un pouvoir sans limites sur l’esprit de…
Mariette apparaissant dans la salle, l’Estoile s’interrompit et dit :
— Istius mulieris, à laquelle on la donna en ses maillots et enfances comme compagne de jeux. C’était la fille de sa nourrice. Ce qui donne à penser à d’aucuns que si elle a tant de crédit sur, sur…
— La personne en question, souffla mon père.
— C’est qu’elles ont tiré les mêmes mamelles et bu le même lait.
— Fadaise et superstition ! dit mon père.
— Oui-da, mon ami, dit l’Estoile, vous avez raison. Ce n’est là qu’une turlupinade ! La vraie raison, c’est que cette fille de basse extraction, laide à faire peur, malitorne[4], irregardable, le corps tordu, les nerfs détraqués, une face bizarre avec des traits d’homme et des yeux fulgurants – ce monstre, en bref, a beaucoup d’esprit et la personne en question n’en a guère.
Il fit une pause pour laisser à Mariette le temps de fermer l’huis sur elle.
— À s’apercevoir de l’immense ascendant qu’elle prenait sur la fillette, sa cadette de cinq ans, on eût dû, à Florence, la séparer d’elle aussitôt. Mais Marie de Médicis étant fort opiniâtre, le grand duc de Toscane imagina de se servir de Leonora pour gouverner à son gré sa nièce. Hélas c’était la souder à elle davantage. Notre Henri, dans ses débuts, donna dans la même erreur. Lui aussi utilisa cette influence, en soi si pernicieuse, pour ramener la paix dans son ménage, quand sa liaison avec la Verneuil donnait de l’ombrage à la reine. Mais il ne faillit pas à s’apercevoir à la longue que la Leonora, si elle pouvait le servir, pouvait aussi le desservir.
— De quoi Leonora pâtit-elle en son corps ? demanda mon père, chez qui le médecin reprenait toujours le dessus.
— De tout ! De la tête. De l’estomac. Du ventre. Des jambes. Mais surtout des nerfs. Il arrive parfois à ses chambrières de la trouver assise sur une chaise, toute renversée en arrière, incapable de parler, de bouger et tremblant de tous ses membres. Elle dort peu, elle mange à peine et, hors la reine, elle ne voit personne.
— J’ai ouï raconter, dit La Surie, qu’elle logeait au Louvre.
— C’est vrai, dit l’Estoile, dans un petit appartement situé au-dessus de ceux de la reine et relié à eux par un viret. Et chaque soir, après le souper, la noiraude descend comme une grosse araignée dans la chambre de Marie et tisse ses toiles autour de la reine jusqu’à ce que la malheureuse en soit engluée et fasse ce qu’elle décide et désire.
— Et que désire-t-elle ?
— L’or. Il se peut que Concino Concini, lui, aspire au pouvoir et que ses ambitions soient infinies. Mais pour Leonora, la chose est claire. Sa passion, c’est la pécune ! Vous pourrez l’appeler chiche-face, pleure-pain, pincemaille, que sais-je encore ? vous ne pourrez jamais décrire l’immense et maladive avarice dont elle est possédée.
— Et elle arrive à ses fins ?
— Déjà du temps du feu roi, elle soutirait des sommes considérables à la reine. Mais celle-ci, après la mort d’Henri, ne se sentant plus bridée par une main ferme, en est venue à puiser à pleines mains dans le Trésor royal et à bailler des fortunes à sa favorite.
— En est-on rendu à ce point ? dit mon père avec effarement.
— Oui-da ! et cela passe l’imagination ! Voulez-vous un exemple ? La reine vient de donner à Leonora trois cent trente mille livres pour acheter le marquisat d’Ancre dont elle a pris le titre.
— Marquise d’Ancre ? Cette fille de rien ! s’exclama le chevalier de La Surie, qui tenait d’autant plus à sa noblesse qu’il l’avait conquise par sa vaillance au service du roi.
— Et Concini, marquis ! dit l’Estoile. Mais je doute qu’il puisse aller plus loin, car c’est à Leonora qu’appartient le marquisat. Et elle s’est mariée sous le régime de la séparation de biens. En revanche, Concini, lui, a reçu de la reine cent vingt mille livres pour acheter à Monsieur de Créqui la lieutenance générale de Péronne, Montdidier et Roye, et deux cent mille livres pour acheter à Monsieur de Bouillon sa charge de premier gentilhomme de la Chambre. Quatre mois à peine après la mort du roi, ce funeste couple a coûté au trésor six cent cinquante mille livres !
Mon père et moi avions vécu très retirés depuis la disparition de notre Henri, étant comme immergés dans notre profonde douleur et, bien que nous ayons eu quelques échos de ce qui se passait à la Cour, où de quatre mois nous n’avions mis les pieds, jamais la vérité ne nous avait été exposée avec autant de précisions et de chiffres. Quant à Concini, je l’avais vu deux fois dans ma vie : la première fois au bal de la duchesse de Guise où l’arrogant bellâtre s’était invité avec la dernière impudence, se disant de la suite de la reine, alors même que celle-ci n’était pas encore arrivée chez Madame de Guise. Mon père me l’avait alors montré, causant avec Vitry, et j’avais, je m’en souviens, fait une remarque sur la fausseté de ses yeux obliques. La seconde fois, je le vis lors d’une course à la bague. Je m’entretenais avec Mademoiselle de Fonlebon au milieu de l’essaim bourdonnant des demoiselles d’honneur et je fus distrait de son charmant commerce par l’audace éhontée de cet aventurier qui, voyant le connétable de France prendre congé de la reine, avait osé s’asseoir à sa place à la droite de Sa Majesté, et qui pis est, aux yeux de toute la Cour, lui parler longuement à l’oreille. Et ce fourbe, qui si souvent à Florence avait été emprisonné ou banni pour ses méfaits et ses dettes, était maintenant marquis d’Ancre en France ! Il portait le nom et le titre d’une vieille noblesse terrienne ! Il en arborait les armes, lui qu’on n’avait jamais vu une épée à la main ! Pis même, en qualité de marquis d’Ancre, il allait être invité au sacre du petit roi.
— Cette pluie de faveurs et de pécunes sur ce bas coquin, reprit l’Estoile, a eu deux conséquences également mauvaises. Elle a enragé de jalousie les princes et les ducs – ceux qu’on appelle les Grands – sans doute parce que leurs ambitions sont si petites et leurs appétits, si démesurés. Et ils menacent aujourd’hui la reine de se retirer de la Cour et de lever contre elle des soldats s’ils ne sont pas aussi bien garnis que les Florentins… Et la régente va céder ! Les Barbons, toujours couards, l’y poussent et le trou dans le trésor va se creuser davantage !
— Et la deuxième conséquence ? dit mon père voyant que l’Estoile se taisait.
— J’ose à peine la dire, mon ami. Le peuple, qui court vite aux supputations extrêmes, surtout quand elles sont éhontées, est convaincu que Concini est l’amant de la reine.
— Ce qu’il n’est sûrement pas, dit mon père.
— Je le décrois aussi, mais Concini lui-même, pour se donner du crédit à la Cour, fait tout ce qu’il peut pour accréditer cette légende. Un gentilhomme m’a affirmé l’avoir vu, au sortir de la chambre de la reine où il s’était entretenu seul avec elle, affecter ostensiblement de renouer l’aiguillette de sa braguette.
— Quelle vilité ! s’écria La Surie très à la fureur. Quelqu’un ne se trouvera donc pas pour passer son épée à travers le corps de ce faquin ?
— Ce quelqu’un n’en aurait pas le temps, dit mon père en posant sa main sur celle de La Surie. Concini, à ce qu’on m’a dit, est toujours très fortement accompagné.
*
* *
Je ne dormis guère la nuit qui suivit cet entretien tant les chances de ma Gräfin de revenir vivre à Paris me parurent compromises. Comment, en effet, une régente qui avait admis en son Conseil de la petite écritoire un père jésuite, un nonce du pape et l’ambassadeur d’Espagne, pourrait-elle admettre que revînt sur son territoire une calviniste si proche de l’Électeur palatin ?
Cependant, au déjeuner du matin, mon père me trouvant les yeux battus et la mine basse, m’en demanda la raison et comme tout en parlant, il me posait le bras sur l’épaule et m’attirait à lui, je fondis à tant de bonté et lui confiai le pourquoi de mon déconfort.
— Hé ! Ne croyez pas cela ! dit-il. Ce n’est pas sûr ! Les choses sont plus compliquées ! La régente vient d’assurer aux protestants de France que l’Édit de Nantes ne sera pas révoqué.
— Et pourquoi diantre fait-elle cela ? dis-je, béant. Serait-elle devenue d’un coup tolérante ?
— Pas le moins du monde. Mais les huguenots en ce pays représentent une force. Avec toutes les villes dont ils sont les maîtres, ils forment un État dans l’État. Et la régente, si elle s’attaquait à leurs privilèges, craindrait de les voir s’allier aux Grands qui déjà lui mettent tant martel en tête. Cependant, reprit-il au bout d’un moment, rien dans la politique de la régente n’obéit à une logique certaine. Elle peut ménager les protestants français et, en même temps, affronter les luthériens allemands. Il faudrait pouvoir plaider auprès d’elle la cause de notre amie. Mais comment ?
Pour moi, après cet entretien, ce n’était pas encore l’espoir, mais ce n’était plus la désespérance. Et passant d’un extrême à l’autre, comme il est coutumier à l’âge que j’avais alors, je me sentis aussi gai et folâtre que les moineaux que je voyais par nos fenêtres sautiller sur les pavés de notre cour. Mon père se taisant, je me levai et allai me poster derrière la vitre pour m’amuser de leur volettement. Comme ils paraissaient sans souci ! et que chacun et chacune semblaient sûrs, le moment venu, de retrouver, qui son moineau, qui sa moinette !
À cet instant, notre porte piétonnière s’ouvrit et je vis notre Mariette revenir du marché, toujours flanquée de nos soldats et les deux paniers, pleins de nos viandes, calés sur ses hanches dodues.
La voyant déclore en ma direction une bouche énorme et bien dentue, j’en conclus qu’elle me voulait parler et j’ouvris la fenêtre.
— Monchieu le Chevalier ! cria-t-elle. Monchieu le Marquis est-il avec vous dans la librairie ?
— Oui-da, Mariette ! Que lui veux-tu ?
— Le voir, Monchieu le Chevalier. J’ai les joues toutes gonflées d’une nouvelle de grande importanche dont il faut que je l’instruise.
— Un nouveau miracle, sans doute, dit mon père. Dis-lui de monter. Les raisons de s’ébaudir sont si rares en ces temps misérables !
J’eus à peine le temps de fermer la fenêtre que déjà les énormes et proéminents tétins de Mariette pénétrèrent avant elle dans la librairie où mon père se chauffait devant la cheminée, le temps étant froid pour cette fin septembre.
— Monchieu le Marquis ! Monchieu le Marquis ! dit Mariette, en un dramatique chuchotement, savez-vous que la régente a nommé le Concini marquis d’Ancre ?
— Je le savais, dit mon père.
— Avec une dot de plus d’un million de livres !
— Apparemment, dit mon père en me jetant un œil, le chiffre a pris du ventre depuis hier.
— Et chavez-vous, Monchieu le Marquis, reprit Mariette, son œil noir tout égrillard, qu’on chanchonne la reine à ce sujet ?
— Vraiment ? On la chansonne ? Et que dit la chanson ? dit mon père d’un air froid en levant le sourcil.
— La voici, dit Mariette, la lèvre gourmande et le téton houleux.
Si la reine venait à avoir
Un poupon dans le ventre,
Il serait à coup sûr bien noir,
Car il serait d’Ancre.
Mon père ne se permit pas un sourire, ce qui fit que moi aussi je restai de marbre, quoi que j’en eusse.
— Mariette, dit mon père gravement, cette chanson est sale, séditieuse et constitue à elle seule un crime de lèse-majesté. Si j’apprenais que tu la chantes dans ce logis, ou dans la rue du Champ Fleuri pour ébaudir tes commères, je te livrerais moi-même aux juges pour qu’ils te pendent.
— Monchieu le Marquis ! Monchieu le Marquis ! il n’y avait pas offenche ! gémit Mariette. Je la chantais cheulement, ch’il vous plaît, pour vous inchtruire.
Et reculant en révérences, elle sortit de la pièce, point tant effrayée par la menace de mon père que bien marrie de ne pouvoir répéter au reste de nos gens des petits vers aussi croustillants.
— Voilà bien nos Français ! dit mon père quand elle fut hors. Ils font des chansons sur tout, y compris sur leurs calamités.
Comme après cela mon père restait pensif, je pris sur moi de lui demander :
— Ne se pourrait-il pas, après tout, que la liaison fût réelle ?
— Nenni, dit-il avec un mouvement décisoire de la main, cela ne se peut. Votre marraine qui connaît fort bien la régente se dit assurée de sa vertu. Encore, ajoute-t-elle, que vertu et insensibilité soient souvent synonymes. Une femme, comme vous voyez, mon fils, n’est jamais si bien jugée que par ses amies.
Il reprit au bout d’un moment :
— De reste, le scandale ne serait pas si grand, si la régente avait choisi comme favori un des Grands, par exemple, le duc d’Épernon.
— N’est-il pas un peu vieux ?
— Oh ! Il a rajeuni de dix ans depuis la mort du roi et porte sa tête aussi haut que son cheval ! Nenni, voyez-vous, mon fils, c’est le choix du favori qui est mauvais. Accumuler tant de faveurs sur ce bas coquin, étranger par surcroît, c’est cela qui irrite le peuple et l’amène à la dérision. Il lui semble que c’est par trop déchoir de la dignité royale.